Les Bottes de Fellini/Waheed Taweela /extrait

Les Bottes de Fellini

Waheed Taweela

Traduit par / Malika Ababousse

 Chapitre 5

As-tu déjà vu tes genoux trembler en présence d’un Agent de Sûreté de l’État !

C’est dans un sous-sol auquel tu ne peux jamais deviner comment tu y avais accédé que se situe une pièce étouffante aux murs sourds et sans un trou qui laisse pénétrer un rayon de soleil et une lueur d’espoir. Un abîme qui rend l’idée d’un retour à la vie impossible et où tu prends conscience que les murs s’allongent concrètement devant tes yeux sous l’effet de la terreur. Des murs crasseux, dégoûtants qui étaient sur le point de crier les noms des victimes qui avaient séjourné dans le lieu.

Ils s’allongent à tel point que tu finis par croire qu’ils ne vont plus s’arrêter, qu’ils atteindront le septième ciel et qu’il n’y aura de répit ni pour eux ni pour toi. Puis ils redescendent, se rétrécissent. Oui ils se rétrécissent, tu as l’impression qu’ils viennent t’étouffer. Tu n’aurais alors qu’un souhait être traduit en justice, être condamné pour sortir respirer la joie parce que tu es enfin en prison.

Si tu quittes cette cave pour aller en prison, tu vas crier avec toutes tes forces, « libération, victoire » et tu vas appuyer sur le dernier mot en agitant tes mains pour jubiler d’extase.

Tu aimerais être un insecte volant pour sortir par n’importe quel trou et aller vers la vie. Tu souhaiterais être un caméléon pour se faire tout petit, changer de couleur et prendre la fuite en paix avant de se faire surprendre par les coups durs d’un inspecteur ayant la main lourde, la nuque large et toi un petit minable debout devant son excellence M. l’officier de peur qu’un de tes mots ne se pose sur l’épaule de son excellence et brise l’effroi qui règne sur le lieu.

La Chambre de la Torture située dans les souterrains de la prison est un autre monde, un autre enfer. C’est un lieu sous la tombe, c’est une reproduction terrestre de ce qui se passera le jour du Grand Jugement, un jugement établi par des dieux /hommes qui n’ont jamais connu le mot pitié, c’est là qu’ils soumettent leurs victimes à la question aux moyens de supplices indicibles, inexprimables pour leur arracher de prompts aveux.

Est-ce que tu as essayé cela cher lecteur, chère lectrice ? Je te préserve de cette scène, parce que je suis un homme qui aime beaucoup les femmes. Je ne peux même pas imaginer que cela puisse vous arriver un jour.

Est-ce que tu as essayé un jour de regarder dans tous les sens et tu as fini par trouver qu’il n’y a qu’un seul sens, une seule issue ?

Est-ce que tu as goûté à ce plaisir de trouver ton bourreau entre tes mains, il rentre dans ton cabinet, malade, ignorant que tu le connais ??

Tu l’attends en se posant la question mille fois comment tu es arrivé à le faire.

Il faut l’éliminer, l’anéantir pour enterrer toute cette histoire. Il ne doit plus figurer sur la liste de tes contacts.

Tu vas le tuer pour toi-même, et non parce qu’il mérite la mort et même si tu le tues cent fois, même si tu le jettes dans le Barada* tu n’effaceras pas ses péchés et le Barada se débarrassera de son cadavre rapidement. Les fleuves n’aiment pas les cadavres ; ils aiment la vie ; ils aiment être longés par des navires embarquant ne serait-ce qu’un chanteur. Les fleuves adorent voir sur leurs pages des amoureux qui s’offrent des chansons. Crois-moi les fleuves ont une mémoire dans laquelle ils ne gardent que les chansons et les noms des amoureux et ne les avouent jamais aux envieux.

Le Barada, a perdu ses eaux, s’est asséché à cause de la quantité de corps qu’on y avait jeté. Les fleuves aussi expriment leur colère et rejettent les cadavres parce qu’ils gâchent leur relation avec les humains.

Je m’appelle Motiâ. Oui, je n’ai pas pensé changer ce prénom après ma deuxième naissance. Me voilà de retour à ce monde. Je ne suis plus ce que j’étais, j’ai subi une métamorphose totale, c’est pourquoi j’ai mérité un autre prénom. De retour à mon cabinet, j’ai décidé, de mon plein gré, de changer sur l’écriteau, Motaâ par Motiâ. Le fabricant m’a demandé avec un sourire fané : vous avez un frère psychothérapeute aussi ? Je lui ai répondu que j’avais fait une erreur sur le nom et qu’il était temps de la rectifier.

— Ne tarde pas je t’attends.

J’ai quitté la prison très obéissant, mais en fait j’ai toujours été très obéissant.

Oui, mon nouveau prénom est Motiâ. Il correspond parfaitement à mon nouveau visage que tu avais métamorphosé lui aussi.

Tu avais arraché la peau de mes sourcils avec toute la haine que suppose cet acte sordide, tu es responsable de mon bégaiement que je parviens à peine à dissimuler quand je parle avec mes patients et qui échappe à mon contrôle avec la moindre petite colère et peut être que dans mon premier rendez-vous d’amour je ferai la même chose.

Accroupi à même le sol, tes coups de pied inondaient mon pauvre corps. Mon nez je ne le reconnais plus on dirait que c’est celui d’une autre personne. La partie supérieure a atterri en bas, il a l’air d’une buse de pulvérisation d’eau, ou une petite cavité.

Autrefois, Je me mettais en colère à cause de mon nez que je trouvais comme un arc qu’on avait manqué d’achever. Ma mère me disait avec fierté : c’est le nez des grands. Je me mettais à rire pour lui faire plaisir.

Ma chevelure noire est devenue d’un seul coup toute blanche, fanée et sans vie. Certaines chevelures grises, s’imposent par leur vitalité, leur appel à la vie et vous racontent le passé glorieux de celui qui les porte et font même courir derrière elles les plus belles femmes.

Le pouvoir est équitable. Il fabrique des nez, des traits qui correspondent aux nouveaux noms. Ceux qui sont habitués à la lecture des romans de science-fiction vont comprendre. Les auteurs ont cette capacité à imaginer les créatures les plus fantastiques, les plus affreuses, mais les bourreaux peuvent transformer des êtres humains comme nous en monstres et faire d’eux de véritables extraterrestres.

Nous ne sommes pour eux qu’une vermine sous-estimée, de vils insectes sur qui ils ont tous les droits.

Torture-le jusqu’à ce que ses traits changent lui aussi, jusqu’à ce qu’il se regarde sur son miroir et lui renvoie ton visage, et ceux de ses victimes. Laisse-le se démener comme un fou, frapper les miroirs et les murs, voir ses actes et ses réactions dans le regard des passants et se demander comment son nez a-t-il pris cette forme. Laisse-le tâter son nez en errant dans les rues, et le regarder sur les rétroviseurs des voitures en circulation et celles garées. Ce n’est pas suffisant. Il mérite pire. Pense à d’autres supplices et choisi le plus cruel et le plus lent. Comment peux-tu vivre alors qu’il est sain, il respire, il marche et peut aller au café ?

La mort est une délivrance, un salut qu’il ne mérite pas. Fais-le mourir progressivement. Ne lui donne pas ce plaisir de mourir en paix.

Tu tournes autour de toi dans ton cabinet éclairé jour et nuit, attendant le criminel. Il n’est pas la proie, c’est toi la proie. Ce n’est pas un moment éphémère, c’est un coup qui assomme l’âme de ton âme et s’y installe.

Tu n’as pas eu un moment de répit du premier jour jusqu’au dernier. Tu étais hors du temps !

Tu fuis le son de la télévision, le son des chaussures, tu as peur de la rue. Tu tressailles en marchant. Tu entends le sifflement du policier avant qu’il ne siffle, lorsque tu l’aperçois tu cours comme si tu avais commis un crime abominable. Les pires bruits et vacarmes ne provoquent plus chez toi ni colère, ni aversion, tes oreilles sont bourrés de bruits qui peuvent suffire à une nation. Que peuvent représenter pour toi les cris des vendeurs et des passagers, pour toi qui avais entendu des hurlements capables de sauver un pays entier du déluge ?

Tu as tout oublié sauf les cris. Ils ne te torturaient pas la plupart du temps mais ils ouvraient les portes pour te faire entendre les gémissements des autres heurter les murs et descendre brûlantes dans ses entrailles et les tiennes. Les gémissements des autres sont plus douloureux que les tiens, c’est un véritable massacre, c’est une mutilation et une strangulation.

Ils commencent à neuf heures comme un journal qu’on commence avec des titres. Un seul cri. Les informations détaillées suivent juste après. Les cris remplissent l’espace. Même les fourmis retournent à leur fourmilière, effrayées et tremblantes.

Sais-tu cher lecteur que lorsqu’on fait venir un détenu pour l’interviewer, ils ne font rien sauf le laisser soudain seul dans le bureau de l’officier pour entendre la symphonie éternelle des cris. Agenouillé, la tête baissée, ses os rentrent les uns dans les autres tous seuls avant même que le bourreau le fasse, pour devenir une pâte molle et douce, à ce moment, il peut reconnaître avoir volé les chaussures du Pape sans que personne ne le lui demande.

Tu iras un jour, à ta tombe nu, enveloppé d’un linceul et pour seuls compagnons les cris des autres.

La justice céleste doit faire en sorte que les habitants du paradis n’entendent pas les cris des habitants de l’enfer, sinon ça leur pourrira la vie.

Torture-le jusqu’à ce qu’il renie sa voix et reconnaît la voix des autres, pour qu’il fasse la différence entre la voix de la victime et celle du bourreau. C’est la justice que tu cherches.

Toi, tu as peur de nous raconter toute l’histoire, oui tu as peur. Raconte-nous l’histoire de l’homme qu’ils avaient jeté avec toi dans le sous-sol. Un mètre carré !

C’est un vendeur de jus de myrtille et de grenade. Il sert son jus en riant et chantant. Lorsque la voix de Sabah Fakhri nous ne parvenait pas du magnétophone, c’était lui qui se chargeait de remplir l’espace de chant.

Il s’est présenté devant le fonctionnaire d’enregistrement des naissances pour enregistrer son fils. L’employé lui a demandé : quel est le nom du nouveau lion ? Il a répondu : Ben Laden, oui !! Ben Laden. !!! Avec une voix calme. Depuis ce jour, il en a vu de toutes les couleurs. Il avait payé le prix de tous les crimes d’Al-Qaïda et ceux des organisations islamiques du monde entier.

Sa voix était connue de tous les détenus. Ils le torturaient pendant les appels à la prière, cinq fois par jour et parfois plus. À l’aube, le matin, le soir. Ils gardaient la prière centrale jusqu’au soir pour laisser ceux qui pouvaient dormir se reposer en paix.

Ils l’avaient mis avec moi pour échanger les cris et pour que chacun entende l’autre à des moments différents de la journée et boucler ainsi le cercle de la peur.

Celui qui a peur ne peut pas soutenir quelqu’un qu’est angoissé. Dans un moment rare de répit je lui ai demandé pourquoi tu es ici, il a dit : Ben Laden. Et toi ? J’ai dit : Fellini.

Nous nous sommes regardés l’un l’autre comme de vrais fous. C’était clair qu’il ne connaissait pas Fellini. J’ai dit : et Agatha Christie. Il a répondu : et sa femme aussi !!!

Un passant qui préparait le jus de myrtille et de grenade, chante Sabah Fakhri aux clients a pensé que le gouvernement et le président ont jubilé lorsque les tours jumelles et les Twine étaient tombées. Il a décidé de les complimenter. Il a donné à son fils ce malheureux prénom de Ben Laden, il a subi un sort plus malheureux.

Torture-le, ne le tue pas.

Un matin, ils nous ont emmené dans une pièce très sombre, et nous ont jeté comme des chiens galeux. Nous comptions les cauchemars et les rats. Ils ont allumé soudain une lampe, deux potences chancelaient dans l’air attendant leurs victimes.

Torture-le. Mets une potence au milieu du cabinet, laisse-la vaciller jusqu’à ce qu’il tourne son cou tordu et la voit.

Ce qui t’avait le plus terrorisé c’était le vendeur de jus, notre ami de Ben Laden qu’ils avaient jeté sur toi comme un torchon. II avait perdu conscience, et toi tu avais perdu le sens de la vie. Son odeur nauséabonde, puante, âcre mélangée de sueur et au sang le devançait.

L’odeur la plus dégoûtante dans ce monde est celle de la chair brûlée. Ils l’avaient électrocuté, son nez et sa peau, son corps était tout brulé. Sans réfléchir, tu avais commencé à toucher ton nez.

Après avoir été libéré, comment peux-tu supporter l’odeur de la viande, la manger ou même la regarder ? Tu ne peux plus t’approcher du Pastarmi et des anchois. Tu évites de les acheter pour ne pas vomir devant les gens ou s’enfuir alors qu’ils te scrutent comme un fou.

Tu ne savais pas pourquoi on t’avait arrêté. Le malheur c’est que jusqu’à aujourd’hui tu ne sais pas de quoi tu étais accusé ! Une énigme qui s’appelle Mamoun, un monsieur qui s’appelle Fellini et sa femme. Ça ressemble à ce qui se passe parfois dans une salle de cinéma. Tu t’endors au début du film, tu te réveilles à la fin par le bruit des spectateurs qui quittent la salle. Tu ne sais pas ce que tu es venu faire, ni pourquoi on t’a pas fait sortir, ni le sujet du film. Ceux qui sont passés par le coma, parlent de lumière et d’anges. Ils racontent qu’ils ont traversé des seuils avec une grande agilité. La différence entre vous c’est que toi tu n’avais vu que des ténèbres au fond de cet abîme que tu ne peux pas situer et dire dans quel niveau au fond de la terre il se trouve. La différence c’est aussi qu’ils sont partis dans un profond coma et ils sont revenus nettoyés de tous leurs péchés, et se sont rassurés sur leurs sorts. Toi tu es rentré dans le coma par des coups de pied, des gifles, des électrochocs et tu es revenu avec des oreilles bourrées des cris de ceux qui étaient accrochés au plafond par les poignets, les bras désarticulés, corps osseux, mutilé, outragés par les blessures et les infections.

C’est tout ce que tu gardes dans la tête. Ils t’accompagnent quand tu dors et te réveillent ignorant tout sur ton sort.

Tu te souviens seulement de la réaction de l’un des personnages de Fellini lorsqu’on l’avait arrêté et quand sa tête a commencé à bourdonner à cause de la surprise et des coups de pied. Il avait défait la ceinture de son pantalon et avait écrit la date à l’aide de la boucle de métal sur les murs. Ils voulaient effacer cette notion de temps dans ta tête, te faire oublier les jours et les ans, pour que tu dises que tu étais responsable du meurtre de John Karnak, mort dans le crash d’un avion, pour te faire croire que tous les jours de la semaine se résument à un seul : le dimanche jour de ta détention, pour graver dans ta mémoire que la seule réalité dans ce monde est le bourreau et sa voix, pour sortir de ce monde docile et obéissant.

Tu avais décidé de résister un peu plus, un jour de plus. Ils creusaient au fond de toi pour t’abolir et tu creusais les murs pour vivre.

Tu te rappelles ce que Fellini avait dit à propos de la mort. La mort est la même mais il ne faut pas se transformer en brebis hachée ou toison chaude sous les souliers.

Ce salaud a profité de toi. Il t’avait fait croire que tu étais une machine à exécuter ses plans, à concrétiser ses rêves. Si tu défendais une cause, ou tu étais membre dans une organisation religieuse ou politique, n’importe quelle organisation même si elle est minable, tu aurais supporté la douleur et tu aurais trouvé une raison à chaque coup qui ébranlait ta tête quarante-huit heures, tu aurais supporté cette épreuve atroce.

Tourmente-le sans attendre. Tu ne vas pas rester tout ce temps avec nous pour nous raconter ton histoire. Les d’autres souhaitent en finir avec lui et peut-être avec toi aussi.

Invente pour lui un outil qui n’a jamais été inventé dans l’histoire de la torture et de la sauvagerie. N’oublie pas que les machines à torture ne sont pas inventées par des officiers mais par des savants, des médecins comme nous mais qui ont trahi leur serment. Tous les poisons ne sont-ils pas le fruit de la pensée de personnes agréables, honnêtes pour les utiliser à martyriser des gens comme eux ?

On ne peut pas reconnaître un bourreau à partir de son apparence, comme on ne peut reconnaître de vue un escroc que rarement. Mais les traits d’un bourreau castré sont visibles même à un non voyant, ou plutôt à ceux qui avaient les yeux bandés et ne voyaient que l’obscurité et n’entendaient que les cris des tortionnaires et des victimes.

Les voix se bousculent dans ta tête depuis que tu es sorti. Des voix, puis une descente du silence. C’est le silence qui anéanti le bourreau. Taisez-vous ! Pas un son, pas un bruit, même pas un murmure, tous les souffles vers l’intérieur, toutes vos inspirations, s’ils sortent subrepticement, elles s’échappent brûlantes sur les lèvres puis rebroussent chemin, terrifiées.

Tu imitais sa voix chaque jour. Tu avais apporté tous les enregistrements de Wadih Al-Safi avec sa voix somptueuse de ténor ses mawal élevés et élargis, puis tu avais apporté les chansons que les frères Al-Rahbani  avaient faites pour lui dans leurs pièces de théâtre. J’étais étonné de voir comment ces derniers ont pu extraire de cette voix forte et rugissante, une voix douce chatouillante.  Il chantait comme s’il parlait.

Tu imitais les voix des lions, tigres et chiens enragés et même celle du canard et des pigeons.

Torture-le ! Tu ne fais que récupérer ta dignité. C’est un insecte qui mérite la mort. C’est prouver combien tu es bon si tu ne fais que le torturer.

Ne le tue pas. Elles sont nombreuses, les âmes, dans le ciel, les cimetières pullulent de visiteurs et d’habitants. Ton cœur n’en peut plus, il est sur le point d’échapper de ta poitrine.

Tu étais innocent, tu ne savais pas ce qu’on te reprochait, à moins que l’amour que tu avais pour Fellini n’ait menacé la sûreté de l’État et affaibli la Force de la Nation.

Celui qui vit de la torture doit mourir par la torture, et celui qui se délecte des gémissements des autres doit vomir ses gémissements et ses entrailles, un par un morceau par morceau.

Même si on te soigne, tu ne vas pas guérir. Tu es thérapeute et tu n’arrives pas à te soigner ! Celui qui exerce un métier ne réussit pas à en profiter pour lui. Le cardiologue te met en garde contre le tabagisme alors qu’il fume avec voracité devant toi.

Il faut le massacrer comme il a massacré ta mémoire.

Prolonge le temps de sa souffrance pour te réjouir du dernier frémissement de sa tyrannie, de l’écroulement de sa gorge devant tes yeux, de l’assèchement de la dernière larme dans ses yeux.

Il voulait briser ton âme, se débarrasser de toi, réduire tes jours dans ce monde. Il voulait que tu étouffes dans le film plastique dans lequel on enroulait ton corps.

Pour qui combattent-ils ? Pour un roi qu’ils ne voient que dans les cauchemars.

Torture-le !

Fais-lui subir les pires atrocités qu’on n’ait jamais inventées. Défais-toi de ton humanisme, débarrasse-toi de ton âme et des chansons de Fairouz.

Seul meurt celui qui n’essaie jamais. Et si tu transformes ton cabinet en banc d’accusés pour le juger ! Fabrique pour lui une cage exactement à sa mesure pour qu’il soit incapable de redresser son cou tordu, pour jeter les accusations sur lui. Laisse-le répondre dans cette position. Sa voix comme si elle sortait d’une voûte, heurterait des murs et rebondirait sur d’autres et dès qu’il relèverait sa tête, il retomberait sur ses pieds, pour comprendre ce que signifie d’être dans une voûte d’un mètre carré.

Non ! Ne fabrique pas pour lui une cage dans laquelle il peut bouger, se déplacer croyant qu’il va trouver dans l’un de ses coins une porte ouverte, puis il ne trouve que le bruit du vent y résonner. Les barreaux ne doivent pas être droits, et plats comme ça le bruit du vent s’enroulerait et mutilerait ses oreilles comme le faisaient les voix de ses victimes avec nous. Fais un effort et coupe un de tes doigts, tu peux t’en passer, tu as énormément perdu. Allume le feu sur ce doigt et jette-le dans la cage et quitte le cabinet. Laisse-le sentir l’odeur la plus dégoûtante qui existe sur terre. Ou bien arrache l’un de ses doigts mets-y le feu et laisse-le admirer ce spectacle terrifiant. Ne lui coupe surtout pas la queue, laisse-le la voir, tête baissée, déchue pour lui rappeler la source de son mal et ce qu’il croit être sa honte. Si tu la lui coupes, tu vas l’en débarrasser.

Mais tu as besoin d’un autre témoin !

— Le témoin est présent. Sa femme est témoin et juge. Elle a encore dans la main le fouet de la torture. Dans ses yeux une expression de réjouissance, elle n’a pas besoin d’un pistolet, elle ne veut pas lui tirer dessus, elle ne veut pas une tête inclinée après la fusillade, elle est déjà inclinée, tordue avant même d’appuyer sur la gâchette.

Il faut peut-être le crucifier ! Nous devons l’accrocher à l’un des murs du cabinet, tout comme ce qu’il avait fait avec l’un de nous dans la chambre souterraine. Il faut l’accrocher sans clous pour que son sang ne coule pas et se prendre pour le Christ et se représenter la Vierge.

Laisse-le trois jours dormir dans sa merde, ses urines et se lever envahit par elles, subir l’une de ses barbaries. La véritable cruauté n’est pas de vous casser le nez ni de vous arracher la peau des sourcils avec une pince, c’est de vous laisser dans vos saletés, de lui rendre l’âme, sale et obéissante.

Cet homme a détruit ce lien que j’avais avec le monde. Il a brisé ce plaisir auquel je goutais dans les doigts de notre voisine. Tu la léchais jusqu’au petit doigt les yeux fermés pour ne pas quitter ce paradis.

Elle était mieux que toi. Elle te léchait, de la tête au petit doigt. Elle donnait à chaque partie le temps qu’il fallait. Elle terminait ce voyage par le temps, et l’attention qu’elle consacrait au majeur. Maintenant ce criminel te fait lécher ses chaussures.

Si tu récupères ce goût que tu ressentais avec ta voisine, tu lui pardonnerais.

Tu n’as jamais demandé à ta bien-aimée ce qu’elle avait fait durant les années de ton voyage. Tu as peur de le lui demander. Elle aussi, elle ne t’a jamais rien dit. Elle a peur de te raconter. C’est lui qui a semé cette peur entre vous.

Parler de la torture n’est pas facile. Chaque histoire est une histoire nouvelle et douloureuse, même en l’écrivant. Ceux qui ont parlé de leur torture sont une minorité. Ceux qui ont choisi le silence sont plus nombreux. Ils ont avalé leurs langues à cause de la peur. C’est elle qui les a plongés dans ce mutisme.

Cet homme m’avait arraché la langue et l’avait placée derrière ma gorge, il avait transformé mes yeux en cristaux.

Je tourne en rond dans la clinique, je passe d’une fenêtre à l’autre, je scrute d’en haut, à travers une petite ouverture de la porte de l’immeuble. J’attends la parution d’une femme. Je tends longuement le cou.

Tu as besoin d’elle maintenant pour ériger un autel. Un seul oiseau ne fait pas le printemps. Tu as besoin d’une autre main, la main de Dieu. Madonna dit que c’est « la main de Dieu » qui décide dans un jeu. Elle parle d’un jeu banal ! Que dire de ton jeu !

L’ancien autel était la propriété privée des prêtres et toi tu fais un autel magnifique et somptueux avec une belle femme.

Tu as besoin d’elle pour l’utiliser contre le pouvoir. À l’aide de l’une de ses filles, tu peux les gifler. Sa vie avec lui était insupportable, il lui avait fait subir toutes les horreurs qu’il connaissait. C’est une raison de plus pour l’utiliser. C’est une opportunité qui se présente sur un plat en diamant, tu as le bois et le feu. Votre bois tous les deux et votre feu. Elle est une barrière capable de te bloquer. Les autorités n’aiment pas que l’un des leurs se fasse gifler par un étranger, même s’ils ne se gênent pas à le faire eux-mêmes.

Les écraser et faire en sorte qu’ils croient qu’elle est la déesse, transformes-les en dieux de feu pour brûler les peaux et les guérir.

Arrête ces conneries ! Tu dois le torturer, l’humilier, le mortifier pour te calmer. Il faut sortir de ce jeu sain et sauf.

Tu rigoles en criant : sain et sauf !

Tu la découvres derrière toi comme si elle était un membre de ta famille en train de t’appeler. Elle le dépose et revient près de toi. Ne l’aide pas. Tu te rends compte que tu la connais, c’est une vieille connaissance logée au fond de ta mémoire.

Depuis ma libération, je ne me souviens que du nom de mon père et de notre voisine. Les autres femmes se présentent dans ma mémoire comme des ombres, elle en fait partie. Je n’ai plus que ça en tête et les détails des supplices que j’ai subis.

La seule personne proche que je n’ai pas oubliée c’est Fellini. Elle avait dit qu’elle serait de retour dans un moment. Elle m’a salué rapidement et elle est partie en laissant son énorme derrière occuper la majeure partie du plan.

Kim Kardashian qui séduit le monde entier, ses plages et ses mers ne t’a pas intéressé.

Pourquoi tu penses à cette femme ?

Que penses-tu d’une autre solution ? Tu la violes avec son consentement devant lui, c’est sûr qu’elle va accepter.

Il faut la violer devant ses yeux ! Se mettre à sa gauche pour qu’il puisse vous voir tous les deux et le laisser voir vos ébats amoureux. Enlève-lui ses vêtements un par un comme un vieux marin qui connait parfaitement les notes de la mer ou, un musicien amoureux de ses partitions. Mets ton derrière en face de lui. Non ! Tenez-vous debout en face de lui. Non ! Il faut plutôt la prendre dans l’autre chambre et fermer la porte pour qu’il entende juste sa voix étouffée. Non ! Il faut ouvrir la porte pour que ses cris et ses gémissements passent de son oreille droite à son oreille gauche.

Torture-le avec ses gémissements et ses cris de plaisir.

Il criait tout près de mon visage, mes yeux bandés :

— Est-ce que tu connais Fellini ?

— M. Fellini…

Je n’avais pas encore fini j’étais renversé par un coup de poing que j’ai pris en pleine figure.

— Les seuls maîtres qui existent c’est nous.

Viol son âme comme il a violé la tienne.

Chaque jour, c’était un autre bourreau, un autre, questionneur, un autre tortionnaire. Lui, il arrivait précédé par sa voix, le bruit des talons coniques de ses chaussures assourdissait nos oreilles.

— Est-ce que tu connais Mamoun ?

Il paraît qu’ils ne connaissent pas Mamoun, pour tuer ses doutes, il te tue et te torture.

Même si tu avoues, tu dois afficher l’abaissement, l’obéissance et l’humiliation, parce que pour eux tu es un moins que rien.

Je ne sais pas s’il avalait sa salive ou notre sang. Les yeux bandés, je ne voyais rien. Une voix s’élevait, elle venait de loin. Tu entendais l’écho avant la voix comme si tu entendais la BBC, dans ses années d’or. La voix tournait dans sa bouche pour sortir grossière, semblable à une tire, partant d’un vieux fusil rouillé avec des recourbements qui lui font obstacles pour ne pas sortir du canon, mais être éjectée droite, brûlante, tranchante comme s’il donnait des ordres le jour de la Résurrection :

— Mamoun a tout avoué à ton propos et toi tu t’entêtes et tu refuses de lui épargner les tortures. C’est toi qui le tortures maintenant. Mamoun se fait griller à cause de ton silence. Avoue, espèce de vermine.

Des cris qui faisaient craquer les murs. Nous étions mouillés de la tête aux pieds.

La gifle était comme une massette. La phrase se précipite dans ma bouche :

— Oui, je connais Mamoun monsieur, oui, je le connais, je suis Mamoun monsieur.

— Tu regardes les films de Fellini et tu te moques de nos gueules, minable, nous allons te torturer doucement fils de chien, douuuuuucement.

Je vais tirer ce Fellini par les oreilles et le ramener ici pour le torturer devant toi.

Avec une voix qui traverse les murs :

Mettez-le dans le frigo !

Waheed Taweela

Waheed Taweela

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